XIV
Seul, un œil exercé eût put reconnaître Bob Morane et Bill Ballantine dans ces deux excursionnistes qui, ce matin-là, quittèrent Dunwick à pied, pour emprunter le chemin qui longe la mer, en direction de l’ouest. Morane, auquel on avait décoloré les cheveux, était devenu un beau blond et une moustache de même couleur, fournie et aux pointes un peu tombantes lui conférait un air très britannique. De la teinture noire et une fausse barbe, noire également et fort bien ajustée, touffe de poils par touffe de poils, par les experts maquilleurs du Yard, changeaient Bill en une sorte de gorille à face rougeaude. Les deux hommes portaient des musettes et, dans leurs ceintures, sous leurs vestes de campeurs, ils avaient glissé chacun un solide pistolet automatique.
Bob et son ami marchaient d’un pas soutenu, sans paraître avoir de but bien précis, et le détachement qu’ils affichaient avait quelque chose d’admirable si l’on considérait la mission dangereuse qu’ils allaient accomplir. Certes, les escouades de Sir Archibald Baywatter eussent pu faire irruption en force dans les carrières souterraines, mais une telle façon d’agir aurait probablement donné l’alerte et Ming aurait eu, une fois de plus, le temps de fuir. Au contraire, deux hommes décidés comme l’étaient Morane et Ballantine avaient des chances de réussir là où une armée tout entière aurait échoué. D’ailleurs, un peu partout dans la région, des détectives du Yard, camouflés en arpenteurs des services Ponts et Chaussées, étaient postés, prêts à intervenir en force au premier appel lancé par l’émetteur à ondes courtes logé dans la musette de Ballantine.
Après avoir longé, sur une distance d’un kilomètre environ, le chemin côtier serpentant au sommet d’une haute falaise plongeant à pic dans la mer, les deux amis trouvèrent effectivement, comme l’avait décrit Miss Orloff, le tournant après lequel, entre deux chaînes de collines basses, le chemin se prolongeant vers l’intérieur des terres.
Bientôt, sur la gauche, dans le creux d’un vallon, la « Ferme Rouge » apparut. Elle était composée de deux corps de bâtiments fort délabrés et disposés de part et d’autre d’une cour, d’un côté la maison d’habitation, de l’autre les étables et la grange.
Lentement, affichant toujours la même indifférence que précédemment, Bob et Bill se dirigèrent vers la ferme. Quand ils pénétrèrent dans la cour, ils se rendirent compte que son nom de « Ferme Rouge » n’était certes plus de mise, car la peinture des portes et des fenêtres sans vitres s’en était en grande partie allée depuis longtemps, et ce qui en restait avait tourné au brun sale.
Avec soin, les deux amis inspectèrent les parages, mais ceux-ci, comme la ferme, d’ailleurs, semblait vide de toute présence humaine. Traversant la cour, ils s’avancèrent vers la grange, dont Ballantine fit glisser la porte coulissante. A l’intérieur du vaste bâtiment, tout tombait en ruine. Le toit s’était en partie effondré et des toiles d’araignées pendaient partout. Contre le mur du fond, Bob ne tarda pas à repérer le vieux tas de fagots. Il le désigna de la main en disant :
— Au travail, Bill. Si les renseignements donnés par Tania Orloff continuent à se vérifier, il doit y avoir une trappe là-dessous.
Ils se mirent à la besogne, rejetant les fagots vers le centre de la grange et, bientôt, ils en eurent déblayé une grande partie. Comme il faisait sombre en cet endroit malgré le jour tombant par les ouvertures du toit, Bob alluma une torche électrique et en promena le faisceau sur le sol. La trappe était bien là, recouverte de poussière et de déchets de bois pourri.
Les deux amis échangèrent un regard triomphant.
— A vous l’honneur, commandant, dit Ballantine. Sans se faire prier davantage, Morane saisit un gros anneau de fer et tira. La trappe se souleva, découvrant une ouverture carrée, noire comme l’entrée des gouffres infernaux.
— On y va, commandant ? interrogea Bill.
— Et comment ! fit Morane. Maintenant que la bouteille est ouverte, il faut en boire le vin.
Ils s’engagèrent, Morane en tête, sur un grossier escalier s’enfonçant dans les profondeurs du sol, pour aboutir rapidement à un étroit couloir descendant en pente douce. Bob et son compagnon avaient visité bien des souterrains déjà, au cours de leurs existences aventureuses, aussi ne s’émurent-ils pas outre mesure, lors de leur progression, de la fuite pressée de tout le petit peuple des ténèbres : blattes, mille-pattes, cloportes, iules, rats, chauves-souris – que leur intrusion et les rayons de leurs torches électriques débusquaient.
Durant une dizaine de minutes, les deux amis continuèrent à longer ainsi l’étroit couloir. Finalement, celui-ci se rétrécit de plus en plus, et ils durent marcher accroupis. Puis, tout à coup, le passage fut fermé par un éboulis.
— Miss Orloff a déclaré avoir obstrué elle-même ce passage afin de dissimuler l’entrée de la galerie, dit Morane. Mettons-nous au travail.
Unissant leurs efforts, Bob et Ballantine déplacèrent quelques blocs, peu volumineux et, bientôt, ils purent continuer leur route. Cette fois cependant, le décor changeait. Le nouveau tunnel était taillé dans une pierre blanche, friable : du gypse, dont on tire le plâtre. Tous les dix mètres, de grosses poutres disposées par trois, pour former des portiques, soutenaient la voûte. De temps à autre, un tunnel venait s’embrancher à celui que Bob et Ballantine suivaient mais, à chaque croisement cependant, une petite croix tracée sur une poutre indiquait la route à suivre.
Pendant une demi-heure, ils marchèrent ainsi, sans qu’aucune présence humaine se manifestât.
— L’antre de l’Ombre Jaune ne m’a pas l’air fort habité, fit remarquer Ballantine à voix basse, et j’ai l’impression que, si cela continue, nous allons faire chou blanc.
Mais Morane, posant la main sur le bras de son ami, lui intima l’ordre de se taire. Il désigna alors l’extrémité de la galerie qu’ils suivaient et murmura :
— Regarde, Bill. Là-bas…
Dans la direction indiquée par Morane, une vive clarté brillait.
— De la lumière ! souffla Ballantine. Après tout, ce trou à rats est peut-être plus habité que nous ne le supposions.
— On le dirait, en effet. Eteignons nos lampes et allons jeter un coup d’œil.
Au bout de quelques minutes à peine d’une progression lente, ils atteignirent l’extrémité de la galerie, qui débouchait dans une vaste salle, haute de vingt mètres peut-être et d’un diamètre triple environ. Complètement taillée dans le gypse, elle était ronde et, sur son pourtour, d’autres galeries débouchaient. Un peu partout, accrochées aux parois, de nombreuses lampes électriques brûlaient. Au loin, on entendait un léger ronronnement, produit peut-être par la dynamo fournissant le courant nécessaire à l’alimentation des lampes.
Mais ce qui attira surtout l’attention de Bob Morane et de Bill Ballantine, ce fut cette maison bâtie au centre de la salle. Une maison comme toutes les autres, coquette. Un véritable cottage anglais, dont les fenêtres étaient éclairées.
L’Ecossais tourna vers Morane des regards où se lisait une surprise intense.
— Ça par exemple, commandant ! Une vraie maison dans ce trou ? Que signifie ? On se croirait au théâtre.
— Allons voir, dit Bob. C’est la seule façon d’en avoir le cœur net.
Avec Bill marchant derrière lui, il s’avança vers la maison. Comme ils en atteignaient la porte, qui était ouverte, une voix retentit, venant de l’intérieur :
— Entrez, commandant Morane ! Mais entrez donc ! Je vous attendais.
Cette voix basse, douce comme celle d’un chat qui ronronne avant de sortir ses griffes, c’était celle de Monsieur Ming.
Après un instant de légitime étonnement, Bob Morane et Bill Ballantine, tirant leurs pistolets automatiques, pénétrèrent dans la maison et débouchèrent dans un bref corridor d’entrée, au fond duquel s’ouvrait une porte. Une seule.
— Entrez… Mais entrez donc…, répéta la voix suave de Monsieur Ming.
D’un coup de pied, Bob ouvrit la porte, pour accéder au seuil d’un vaste bureau meublé à l’orientale. Derrière une grande table d’ébène incrusté d’ivoire et de nacre, l’Ombre Jaune était assis, sa main droite postiche posée devant lui comme une arme. Sur la bouche au dessin trop précis, dans les terribles yeux d’or, il y avait un étrange sourire.
— Entrez donc, mes amis… Mais entrez donc.
Braquant leurs automatiques, Morane et Bill pénétrèrent dans le bureau. Sans paraître se rendre compte de la menace, Ming demanda :
— Etes-vous ici en ami, ou en ennemi, commandant Morane ?
Bien que Ming fût seul et apparemment désarmé, Bob se sentait mal à l’aise. Il y avait quelque chose d’insolite dans ce repaire désert, où Ming paraissait abandonné. Du coin de l’œil, le Français surveillait la porte, s’attendant à tout instant à voir surgir une troupe de dacoïts, mais rien de semblable cependant ne semblait devoir se passer.
— Non, Ming, je ne suis pas ici en ami, déclara Morane. Je suis ici pour vous tuer, au contraire.
Cette prise de position ne parut pas émouvoir l’Ombre Jaune.
— Je ne sais comment vous avez appris l’existence de ce refuge, commandant Morane, mais je savais que vous alliez venir me rendre visite, car mes espions vous ont suivis depuis Londres jusqu’à Dunwick. Je vous attendais donc.
— Dans ce cas, pourquoi êtes-vous seul ? interrogea Ballantine.
— Pourquoi ne le serais-je pas ? Vous ne me faites pas peur… Monsieur Ming n’a-t-il pas la réputation d’être immortel ? Rien ne m’empêchera d’être un jour le maître du monde.
Morane comprit qu’il était inutile de tergiverser davantage. Il était venu là pour abattre ce monstre, et toute parole devenait inutile. Pourtant, au moment de presser la détente, il se sentait comme frappé d’impuissance. Ming était là, devant lui, sans armes et jamais, dans ce cas, lui, Bob Morane, ne pourrait faire feu. Pourtant, deux détonations éclatèrent. C’était Bill qui, comprenant les scrupules de son ami, avait agi à sa place.
Touché en pleine poitrine par les deux projectiles, l’Ombre Jaune se dressa. Il demeura un instant immobile, la main gauche crispée sur sa tunique de clergyman comme pour empêcher la vie de s’échapper. Et, soudain, il se mit à hurler :
— Vous avez ruiné mon œuvre, mais vous allez périr avec moi, ensevelis sous des tonnes de roc !
Brusquement, la main d’acier frappa la table, avec une telle violence qu’elle se détacha et roula sur le sol, aux pieds de Ballantine. Celui-ci, se baissant, s’en empara et la glissa dans la large poche de sa veste en disant :
— Voici un bien beau souvenir. Puisque Monsieur Ming est mort, gardons ce trophée en mémoire de lui.
Le Mongol s’était écroulé, la face en avant et, c’est à ce moment précis que le sol trembla, tandis que des grondements montaient au loin, s’approchant avec la vitesse de la foudre. Bob comprit alors qu’avant de mourir Ming avait déclenché un dispositif électrique commandant des mines disposées un peu partout dans le repaire.
— Fuyons ! hurla-t-il. Tout va sauter !
Ils se précipitèrent hors de l’étrange maison pour se rendre compte que les murs de la salle s’effondraient, dans des nuages de poussière blanche, tandis que le sol continuait à trembler.
De la main, Ballantine désigna une galerie dont l’entrée demeurait accessible.
— Par-là, commandant ! cria-t-il. C’est notre seule chance !
Ils bondirent en avant avec l’impression que, tout autour d’eux, le monde s’écroulait. Ils avaient allumé leurs torches électriques et s’engageaient dans la galerie en courant, flagellés par la pierraille qui tombait en pluie. Comme dans un rêve, ils couraient, sans rien voir, sans rien entendre, la poussière de plâtre leur entrant dans le nez, dans la bouche, et les faisant tousser. Derrière eux, la galerie semblait se replier sur elle-même, à la façon d’un accordéon. Une seule chose comptait pour eux : gagner l’éboulement de vitesse. Mais ils ne savaient même pas où ils allaient, si à un moment donné, bientôt, le tunnel n’allait pas se fermer en une impasse qui leur servirait de tombeau.
Et, tout à coup, Morane désigna un point devant eux :
— Là-bas ! La lumière du jour !
Une ultime ruée, et ils s’arrêtèrent net au bord d’un gouffre avec, devant eux, l’immensité de la mer et du ciel : la galerie se terminait net, débouchant au flanc des falaises à pic.
Le bruit de l’éboulement se rapprochait sans cesse. Bob montra la surface calme de la mer, vingt mètres plus bas.
— Saute, Bill ! Saute !
Ils plongèrent et, avant même qu’ils aient touché l’eau, une fumée blanche jaillit de l’ouverture, tandis que d’énormes blocs de gypse étaient projetés au loin, comme hors de la bouche d’un canon.
Bob Morane et Bill Ballantine étaient d’excellents plongeurs et, comme c’était marée haute, ils purent remonter à la surface sans avoir touché le fond.
Cinq minutes plus tard, un bateau de pêche recueillait les deux amis et, tandis qu’ils faisaient route vers Dunwick, Bob Morane ne put s’empêcher de regarder la falaise avec angoisse comme si, à l’entrée de la galerie effondrée, allait apparaître la sinistre silhouette de l’Ombre Jaune.
Bill Ballantine dut deviner les pensées qui assaillaient son compagnon.
— Soyez sans crainte, commandant, dit-il, Ming est bien mort. Je suis un excellent tireur, vous le savez, et je ne l’ai pas manqué. Voilà d’ailleurs la preuve que vous n’avez pas rêvé.
Le géant tira de sa poche la main d’acier et la posa sur son genou, pareille à un gros crabe pâle. Il se mit à rire.
— Voilà tout ce qui reste de l’Ombre Jaune, conclut-il. Il avait voulu faire trembler le monde, mais le monde s’est écroulé sur lui.
Bien sûr, Monsieur Ming était mort, Bob ne pouvait plus en douter. Si les balles de Ballantine ne l’avaient pas tué sur le coup, il était maintenant enseveli sous des dizaines de milliers de tonnes de roc. Pourtant, Morane se posait une dernière question : « Un homme pourra-t-il jamais tuer Satan ? » Puisque Bill avait tué l’Ombre Jaune, il était donc cet homme-là. L’homme qui a tué Satan.